“I understand how, but I don’t understand why”

 

 

 

 

 

 

C’est par ces mots que Winston Smith, le personnage principal de 1984, le roman d’anticipation  de George Orwell,  s’étonne du sens de l’entreprise formidable à laquelle il est associé au Ministère de la Vérité de l’Oceania :

Ce qui affligeait le plus Winston et lui donnait une sensation de cauchemar, c’est qu’il n’avait jamais clairement compris pourquoi cette colossale imposture était entreprise. Les avantages immédiats tirés de la falsification du passé étaient évidents, mais le mobile final restait mystérieux. Il reprit sa plume et écrivit :

Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi.

Les régimes totalitaires ne s’y sont pas trompés : pour que l’individu abdique toute forme de souveraineté et de liberté, aucune institution ne doit s’interposer entre lui et l’État. Et c’est à ce dernier et à lui seul de fixer les objectifs du système. Ou plutôt, de demander de s’y conformer, sans même qu’on sache le pourquoi. Ainsi :

Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions, mais de détruire la faculté d’en former aucune.

Hannah Arendt (1906-1975)

L’Etat totalitaire se charge donc de l’éducation, à la fois parce qu’il contrôle la formation des esprits des futurs citoyens en les façonnant comme bon lui semble, c’est-à-dire en les faisant tourner à vide, mais aussi parce que l’Etat qui est tout, se doit de tout contrôler, d’assurer au système dont il est le garant à la fois efficacité et pérennité,  sans que l’individu, qui n’est rien, n’ait à savoir dans quel but. Car le but n’importe pas. Ce qui compte est que le système soit, que le « tout » demeure, invariant, ou si peu, donnant aux individus un sentiment d’appartenance et une confortable assurance dans le présent comme dans  le futur. En effet :

Man is more disposed to domination than freedom; and a structure of dominion not only gladdens the eye of the master who rears and protects it, but even its servants are uplifted by the thought that they are members of a whole, which rises high above the life and strength of single generations.

Wilhelm Von Humboldt

Arrêtons un instant le concours de citations et tâchons d’aborder le cœur du propos de ce billet. Vous aurez compris que j’ai pour intention d’extrapoler ce qui précède aux systèmes éducatifs en général et pourquoi pas à l’éducation nationale en particulier. Je tiens à vous rassurer tout de suite. Mon intention n’est pas d’avoir recours à la loi de Godwin. Les systèmes éducatifs des pays européens, pour ne citer qu’eux, ne sont pas totalitaires. Nos enfants n’y subissent pas un lavage de cerveau cédant à un total abandon de soi au profit du système, et ils ne subissent pas plus de violence visant à les faire taire une bonne fois pour toutes s’ils ne se conforment pas aux exigences du système. Comparaison n’est pas raison, voilà pourquoi cette remarque liminaire me semble prudente avant d’aller plus loin et d’être voué aux gémonies.

Toutefois (nous y voilà enfin), je prétends que tout système éducatif, dès lors qu’il est conçu comme un système harmonisé et structuré depuis le haut, par l’Etat, et est destiné à éduquer une population en vertu d’un modèle unique et standard, porte en soit des germes de totalitarisme. Il y a une tendance objective, pour un tel système éducatif, à contrôler l’individu, à le former non pas dans le respect de sa différence, de ses besoins personnels, de ses projets, de son intérêt, de son intelligence, mais dans le respect des exigences du système, lui fussent-elles utiles ou pas, et surtout, fussent-elles comprises ou connues par lui ou pas. N’est-ce pas d’ailleurs une tendance de beaucoup de systèmes édifiés par l’homme de finir par ne plus avoir avec le temps pour finalité que leur propre survie en dépit de toute utilité réelle pour ceux qui y sont inclus ? Dès lors, les actions entreprises ont pour fonction première de justifier l’existence du système,  de lui donner du grain à moudre, de ne cesser de se préoccuper du comment, sans qu’on ne se préoccupe plus vraiment du pourquoi. L’important est le système et son avenir (assuré et conforme au présent), pas celui de ses composants.

Un système éducatif peut-il, raisonnablement, se proposer de former une population dans un même cadre imposé, sans même que cette population ne comprenne vraiment le pourquoi de l’entreprise et n’en perçoive les effets ? Qu’est-ce qui justifie une telle entreprise collective d’uniformisation éducative ? Est-on bien sûr de savoir pourquoi on procède ainsi ? Les jeunes en particulier le savent-ils, le comprennent-ils ?

Gageons qu’ils se sentent un peu comme Winston Smith dès lors qu’ils se penchent  sur les buts de instruction qu’ils reçoivent dans un cadre organisé de façon verticale, recevant depuis le haut les impulsions agissant sur un format uniforme, le même pour tous, partout, au même moment. « Les avantages immédiats tirés » de cette organisation centralisée et uniforme de l’éducation publique semblent pourtant « évidents ». Car en effet, on uniformise bien l’administration de connaissances et de valeurs, en harmonisant les contenus (programmes) et en synchronisant les évaluations et les progressions (cursus et examens), dans un format qui reproduit partout la même logique organisatrice en terme de disciplines, d’horaire, de groupe classe, d’espace classe, de calendrier, de règlement, de pratiques pédagogiques, etc. Les individus sont ainsi jugés uniformes ou on prétend qu’ils le deviendront grâce au système uniforme, et pour le plus grand bien de ce dernier.

Mais pourquoi ? Quel est le but recherché ? Qu’espère-t-on en organisant de la sorte l’éducation d’une population ?

« Le mobile final reste mystérieux »…

En France une réponse semblerait tomber sous le sens tant elle est ressassée comme une évidence, en particulier par les partis politiques, tous bords confondus : il s’agirait de former les futurs citoyens, de les aider à devenir des acteurs de et dans la République, et en vertu des principes de cette dernière, de garantir à chacun l’égalité des chances via l’égalité d’accès à l’éducation.

Citoyenneté, justice sociale.

La vaste entreprise de formatage éducatif qui a été échafaudé pour parvenir à ces buts réussit pourtant avec plus ou moins de bonheur à parvenir à ces fins. Tout le monde en convient.

D’un côté les différentes mesures du système, nationales ou internationales, ne cessent de montrer combien l’injustice sociale demeure en terme d’éducation et de formation. Pire, elle s’aggrave. La machine est grippée, si elle fut jamais efficace. Le principe de l’égalité des chances échoue tant à l’école qu’après l’école, à l’entrée en Université où les enfants de cadre supérieurs se taillent la part du lion.

Quelques chiffres ? La dernière enquête PISA révèle que 20 % des élèves ne maîtrisaient pas les compétences de base en français et mathématiques (un chiffre en progression). Seul 1 % des élèves ayant redoublé une classe à l’école primaire accède au baccalauréat scientifique. 15 % d’enfants sortent du primaire sans savoir lire. Etc.

Dans la même période la proportion d’emplois précaires augmente de 20 % pour les diplômés et de 60 % pour les non-diplômés. Les enfants de cadres supérieurs constituent près de la moitié des étudiants dans les filières les plus sélectives, alors que leurs parents ne représentent que 16 % des emplois. En France comme ailleurs les tensions sur le marché du travail avantagent toujours les mieux formés…

On le voit le diplôme joue un rôle déterminant pour se forger un avenir. Quoique, car pour la jeunesse actuelle trouver un emploi n’est pas facile, même pour les diplômés. Une grande partie des impétrants des Universités se sent ainsi frustrée, voire flouée, car elle constate que parfois ses compétences ne sont pas adaptées, que l’école ne les a pas préparés à faire face aux exigences des Universités ou des Grandes écoles, et que ces dernières ne les ont pas toujours préparés à faire face à celles du marché de l’emploi. Si un changement survient, parions qu’il arrivera par le haut, quand le marché de l’emploi d’abord, et l’enseignement supérieur ensuite, demanderont aux écoles de préparer les élèves aux compétences et aux savoirs dont ils ont besoin. Le mouvement a déjà commencé d’ailleurs. Mais nous reviendrons sur cette idée une autre fois.

Nous le voyons donc, les inégalités sociales demeurent une réalité en terme d’éducation. Le but n’est donc pas atteint. Les élèves sont-ils mieux armés pour devenir les acteurs républicains que l’Education Nationale se proposait de former. Sont-ils prêts là aussi ?

Savent-ils ce qu’il faut savoir, et mieux encore, disposent-ils des outils intellectuels pour leur permettre de s’insérer dans la société et d’y jouer le rôle qu’ils entendent jouer : être des acteurs économiques, des acteurs sociaux, des acteurs politiques ? L’ambition de préparer les élèves à être des citoyens ne se révèle-t-elle pas être une formule creuse ? Que signifie d’ailleurs vraiment la formule ? Quels sont les leviers et les outils que cela implique ? « Former des citoyens » est-il même un but légitime pour l’école ? Est-ce un objectif réaliste et adapté aux besoins des élèves ? Ce but est-il compris par eux ? Et ne s’agit-il vraiment que de cela ? Et pourquoi penser qu’une organisation centralisée et uniforme est-elle la seule à même d’orchestrer cette éducation à la citoyenneté, et la transmission de valeurs permettant le « vivre ensemble » ?

Le moment ne serait-il pas précisément venu pour l’école de repenser son rapport aux « valeurs » et à leur transmission ?

Ne nous faut-il pas nous pencher sur ce que signifie « former un citoyen » et sur ce qu’il convient de faire pour former celui dont nous avons besoin aujourd’hui et qui n’est plus celui d’hier ?

Préparer la jeunesse d’un pays à parvenir à s’intégrer et agir au mieux dans la société qui l’accueillera est sans conteste un noble but. Garantir à tous le droit à l’éducation aussi. Mais pourquoi diable croire qu’une organisation éducative nationale uniforme soit l’outil pour y parvenir ? Pourquoi penser qu’on puisse décréter pour tous un ensemble de moyens et de savoirs destinés à faire de chacun un « citoyen », et prétendre par ailleurs que ce cadre n’a pas lieu d’évoluer de façon significative ? Les faits montrent que c’est inefficace en l’état, et rien ne permet de prétendre le contraire. Pourquoi donc s’entêter ?

Il nous faut douter du fait qu’un système complexe et évolutif telle qu’une société humaine, à fortiori à l’heure de la globalisation des flux et de la révolution Internet, puisse fonctionner sur ce modèle. Il nous faut mettre en question la certitude que ce soit par ce moyen qu’on puisse être en mesure de former une population à développer sa capacité à innover et à anticiper les moyens nécessaires à satisfaire ses besoins en évolution constante dans un environnement changeant, le tout pour un profit collectif.

Il conviendrait plutôt de chercher à donner à chacun les moyens de se constituer un savoir qui lui soit utile, et de développer la maîtrise des outils permettant à ce savoir de se constituer, librement, de façon émancipée, efficacement et à son rythme. Et ceci implique une flexibilité, une liberté, une réactivité, que le système décrit plus haut n’autorise pas. Il faut impérativement individualiser les processus d’apprentissage.

Le but d’un système éducatif, son « mobile final », son « pourquoi »,  doit être à l’échelle de la société de développer l’intelligence collective, en développant à l’échelle individuelle les compétences et les savoirs  utiles à ses futurs acteurs. Voilà le gage que chacun saura trouver sa place dans la société et y agir au mieux. Pour parvenir à cela, il est urgent de procéder à des réformes visant à individualiser les processus d’apprentissage pour adapter à chaque élève les techniques destinées à lui permettre de développer des compétences et constituer des savoirs qui lui seront utiles. Le Collège en France est sans doute un étage auquel il faut porter une attention particulière, et pour lequel il ne faut pas craindre les propositions vraiment novatrices sans lesquelles rien ne se fera. Mais l’école primaire n’est certes pas en reste.

Un système uniforme, rigide, cloisonné,  formaté et pyramidal, ne peut nous permettre de dépasser les crises des systèmes éducatifs que connaissent les pays développés. Il est donc plus que jamais temps  de donner notre confiance à chaque élève, en lui donnant les moyens autonomes de se former aux usages du monde et d’acquérir les outils dont il a besoin. Ce faisant, il  trouvera la réponse à la question légitime qu’il  se pose, comme tous les Winston Smith de par le monde: pourquoi recevoir une telle formation? Pourquoi aller à l’école ? A quoi bon ?

S’il ne trouve pas de réponse, s’il ne comprend pas les bénéfices d’une formation scolaire, il aura tôt fait de se détourner du système éducatif qui le tient captif sans qu’il ne comprenne pourquoi et sans qu’il n’en voie les bénéfices. Et ne resteront alors à l’école que ceux pour lesquels le système a été largement pensé  et pour lesquels il fonctionne encore, avec un certain succès en terme d’intégration sociale, à force de sueur et de contrainte : les enfants des classes privilégiées.

Mais que deviendront les autres ? Comment réagiront-ils ? Et quel effet cela aura-t-il sur la société et son projet ?

En somme, l’éducation ne doit se soucier que de former des hommes, et non tel ou tel type de citoyen » Il faut avant tout veiller à donner « l’éducation la plus libre, qui se préoccupe le moins possible de préparer à la citoyenneté. L’homme qui a reçu ce type d’éducation devrait ensuite s’intégrer à l’État et mettre en quelque sorte la constitution à l’épreuve par lui-même.

Wilhelm Von Humboldt

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