S’il est une critique qui revient souvent à l’égard de l’usage d’Internet, c’est celle de contribuer à la montée de l’individualisme dont nos sociétés modernes seraient les victimes. Victimes, puisqu’il s’agirait là d’une menace pesant sur le lien social. Cette peur est diffuse dans la société, et largement présente chez nombre de professeurs ou de parents qui observent d’un œil soupçonneux l’usage des jeux vidéo et des réseaux sociaux en particulier.
La condamnation des pratiques solitaires ne date pas d’aujourd’hui, et elles finissent bien souvent au catalogue des infamies ou des pathologies…Ici comme hier, c’est l’artificialité qui est en cause, et l’exclusion de l’individu du corps social, son renoncement à son implication réelle et la fuite devant ses obligations, ses responsabilités et ses devoirs.
De grands noms de la sociologie moderne reprennent en creux cette critique. Ainsi de Zygmund Bauman, trop peu connu en France, auteur du concept de modernité liquide, qui s’en prend au mirage des réseaux sociaux et fustige l’illusion fétichiste d’Internet. Nous reviendrons plus tard sur certaines de ses critiques qui méritent qu’on s’y attarde. Ainsi du caractère pléthorique des informations aujourd’hui disponibles et largement diffusées. Elles sont si abondantes selon Bauman, qu’elles nuisent tout d’abord à l’approfondissement, mais surtout elles contribuent à rendre la vie plus « liquide », entendez plus incertaine et fugace, sans l’assise requise par le temps qui permet engagement et dévouement pérennes. Le fleuve a grossi, et son débit est tel qu’il emporte tout sur son passage, demandant à chacun comme une feuille portée par les flots de s’adapter et calculer au plus vite pour un gain immédiat, et accessoirement, de ne pas sombrer. Il y a dans tout cela un manque évident de racines, et le profit qu’en tire l’individu n’est que poudre aux yeux puisque dans le même temps, derrière l’illusion de ses relations et des liens qu’il a tissé à la hâte, ne se cache une entreprise de déconstruction sociale : « network is not community and communication not integration ».
Bauman, plébiscité dans les sphères alter-mondialistes, reconnaît ne pas avoir totalement rompu avec le marxisme, et, évoquant par exemple la globalisation dit que le problème pour la société face aux défis qui s’annoncent n’est pas de savoir ce qu’il faut faire, mais bien de savoir qui a le pouvoir et la volonté de faire ce qui doit être fait. On retrouve ici un écho à une conception politique du social très présente en France, qui fait du social le lieu des rapports des forces, de la lutte des classes (ancienne ou nouvelle), conception qui contribue à transformer tout obstacle en adversaire et à faire de la politique un moyen pour résister à la domination et non le vecteur de l’action.
Dans ce monde en lutte, Internet ne saurait être une solution. Pire, il pourrait même s’avérer nuisible, donnant à ses thuriféraires l’illusion d’une action, un substitut d’action n’ayant pour autre effet que de satisfaire leur bonne conscience.
Or un tout récent ouvrage du sociologue français Alain Ehrenberg intitulé « la société du malaise » vient donner un éclairage fort instructif sur ces questions.
Le directeur de recherche du CNRS pose comme postulat que la sociologie française (on pourrait au passage lui reprocher d’y avoir vu une spécificité strictement française) est imprégnée de l’idée que la société moderne serait victime d’une désinstitutionalisation des rapports sociaux. La société serait par contre plus articulée autour de notions psychologiques, autour de la subjectivité, de l’émotion. Or à cette translation correspondrait une augmentation synchronique de l’autonomie. En clair, martèle-t-il, le credo est que « la vraie société, c’était avant ». Comme si sous les assauts d’une radicalisation de l’individualisme, le lien social se déliterait, l’individu lui-même ployant sous le poids d’une responsabilité et d’épreuves trop lourdes pour ses frêles épaules, avec les risques que cela comporte. Après l’individu, le néant…
Or, par une comparaison entre l’individualisme américain et l’individualisme français, il récuse ce point de vue dans lequel il voit un malentendu et montre que nous faisons tout autant société qu’auparavant, mais que le lien social est désormais de plus en plus fondé sur l’accomplissement de l’autonomie, qu’on est donc ensemble à partir de nos autonomies et non contre elles. En clair, la société ne menace pas de disparaître, mais elle évolue, mute, et les rapports sociaux avec elle, qui font de l’autonomie, le fondement même du vivre ensemble comme aux Etats-Unis alors que ceci est perçu comme un drame en France.
Inutile de relire Tocqueville pour savoir combien la société américaine a su faire de la liberté individuelle un de ses ciments, quand à la même époque déjà se mettait en place en France la conception politique du social et la crainte chez les réactionnaires d’une dissolution du lien social face à la montée de l’individualisme issu de la Révolution, accompagnée du déclin de la solidarité, des repères, de la politique. Une crainte qui semble avec le temps avoir par contagion gagné une partie plus large de la population… La société est soluble dans l’individualisme en France, et depuis longtemps. Et les nouvelles technologies contribuent sans doute aujourd’hui à cette dissolution. Mais pour combien de temps encore ?
La question qui se pose à nous est en effet de se demander comment nous faisons société aujourd’hui et en quoi l’autonomie joue-t-elle. Mais surtout comment l’acception particulière du concept d’autonomie en France rend difficile pour celle-ci de trouver sa place dans la société et, partant, à l’école. C’est ce que nous aborderons dans l’article sur l’autonomie que je vous proposerai demain.